Les alênes de Jean Juhel, cordonnier à La Gacilly
Les alènes de Jean Juhel, cordonnier à La Gacilly

Au cœur des villages du 18e au 20e siècle, le cordonnier occupait une place essentielle, bien au-delà de la simple réparation de chaussures.

Artisan respecté, témoin discret de la vie locale, il était le gardien d’un savoir-faire précieux transmis de génération en génération. Dans l’atelier aux odeurs de cuir et de colle, il écoutait les confidences, partageait les nouvelles, et voyait défiler les souliers de toutes les classes sociales. À travers le portrait de ces artisans, plongeons dans l’histoire de trois cordonniers gaciliens. Bien que les termes soient parfois utilisés de manière interchangeable, il existait traditionnellement des distinctions entre ces métiers :

Le cordonnier était l’artisan qui fabriquait des chaussures neuves, utilisant des peaux neuves pour créer des souliers complets, des bottes et autres types de chaussures. C’était un métier qualifié nécessitant un apprentissage et une maîtrise des techniques de coupe, d’assemblage et de couture du cuir.

Le savetier était surtout chargé de réparer les chaussures usées. Il remplaçait les semelles, recousait les parties abîmées et prolongeait ainsi la vie des souliers. Considéré comme moins qualifié que le cordonnier, il jouait pourtant un rôle essentiel à une époque où les chaussures étaient chères et précieuses.

Le bottier, quant à lui, était un cordonnier spécialisé dans la fabrication de bottes, des chaussures plus complexes souvent réservées aux classes aisées ou à certains usages comme l’équitation ou le travail. La confection de bottes exigeait un savoir-faire particulier, notamment pour la coupe et l’assemblage des tiges hautes.

La vie extraordinaire de Jean Juhel

Au 19e siècle, le métier de cordonnier était recherché et jouissait d’une grande considération. À La Gacilly, huit cordonniers exerçaient entre 1800 et 1900, et six étaient encore en activité au début du 20e siècle. Chaque village comptait son cordonnier, parfois même plusieurs, comme à La Bouère.
Le 21 septembre 1871, Jean Juhel voit le jour à La Gacilly, dans la rue Françoise d’Amboise (au 4 de l’actuelle rue Diapaga, près de la médiathèque). Son père, Pierre, exerce la profession de roulier, transportant des marchandises avec une charrette à cheval, tandis que sa mère, Marie-Louise Gicquelaye, est boulangère.
Après des études élémentaires, Jean devient apprenti cordonnier chez les frères Tatard, au-dessus du passage au n° 9 rue du Relais Postal. À la fin de son apprentissage, ne trouvant pas de travail à La Gacilly, il décide de partir à pied pour Paris à l’âge de 14 ans environ, s’arrêtant en chemin dans différentes villes pour gagner de l’argent. À Bruc-sur-Aff, il travaille trois semaines chez un cordonnier, puis, il poursuit sa route, passant par Châteaubriant et d’autres villes. Avec ses modestes économies, il se paie parfois une place en patache, une voiture à cheval, ou la diligence, pour avancer plus vite vers sa destination. Un épisode marquant de son voyage fut sa rencontre avec un paysan en Beauce, qui transportait du blé. Jean lui demanda s’il pouvait monter sur la charrette, mais l’homme lui répondit : « Accroche ta musette à l’arrière, mais toi, tu continues à pied. » À cette époque, chaque cordonnier transportait constamment avec lui ses outils – marteau, tranchet, tenailles, alênes – soigneusement rangés dans une musette.

Une vie mouvementée à Paris

À son arrivée à Paris, ne trouvant pas d’emploi comme cordonnier, il se met à chanter dans les rues pour gagner sa vie. Son talent attire l’attention d’un homme fortuné, qui lui ouvre les portes du célèbre cabaret montmartrois « Le Lapin Agile ». Ce lieu, fréquenté par de nombreux artistes et intellectuels, devient alors le théâtre d’une nouvelle étape de sa vie, marquée par la découverte du monde du spectacle et des nuits parisiennes. Jean y interprète des chansons populaires comme L’Hirondelle et Le Prisonnier, mais surtout des compositions de Théodore Botrel (La Paimpolaise, Fleur de Blé Noir, Kenavo). Son succès grandit grâce à La Chanson des Blés d’Or, qu’il interprète avec talent. Quelques mois plus tard, son bienfaiteur lui propose un emploi dans sa propriété, près de Boulogne-sur-Mer. Jean accepte et devient homme à tout faire : cordonnier, menuisier, cuisinier, mais surtout jardinier. Cependant, après huit mois, son employeur décède. Dans son testament, il lègue à Jean une commode en marbre, des chandeliers et une armoire en merisier, cette dernière étant toujours conservée par sa famille.

De retour à Paris avec son héritage, Jean est embauché comme cordonnier au collège Saint-Nicolas. Son employeur, maître-cordonnier, est spécialisé dans la confection de bottines. Progressivement, Jean se forme à cet art et devient à son tour un bottier accompli, notamment dans la confection de bottines pour femmes. L’heure du service militaire arrive. Présenté devant le Conseil médical, Jean est jugé inapte au service armé au motif « Citoyen trop faible de constitution ». Ce refus s’avérera providentiel, car la Première Guerre mondiale de 1914-1918 allait bientôt éclater.

Jean fréquente le « Cercle des Bretons de Paris », où il rencontre Marie-Mouise, une jeune femme, native de la ferme de Roga en Saint-Congard. Elle travaille alors comme cuisinière auprès d’un amiral, responsable de l’ensemble de la flotte militaire de l’Ouest de la France. Bien que le haut gradé réside à Paris, il possède une maison secondaire à Lorient où, chaque été à partir de juillet, toute sa famille ainsi que la cuisinière se retrouvent pour la saison estivale. Jean et sa fiancée décident de se marier à Lorient afin de faciliter le voyage de leurs proches, qui résident majoritairement à La Gacilly et dans les environs. La cérémonie est célébrée le 26 août 1898.

De retour à Paris, les jeunes mariés s’installent dans un modeste logement sous les combles d’un immeuble de la rue de Vaugirard, où naissent leurs trois filles :

  • Louise, qui deviendra religieuse sous le nom de Sœur Jean de Saint-Louis ;
  • Alice, appelée Marie toute sa vie, qui sera secrétaire-trésorière de l’entreprise d’Auguste Jouvance, futur maire de La Gacilly ;
  • Jeanne, femme de chambre de la princesse de Chimay au château de Trégaret, qui épousera Albert Magré, futur cordonnier de La Gacilly.

Jean progresse dans son métier et devient maître-cordonnier au collège Saint-Nicolas, tandis que son épouse, Marie-Louise, occupe la fonction de responsable de la loge et habilleuse de la célèbre comédienne Sarah Bernhardt. Grâce à leurs revenus, ils envisagent un retour en Bretagne, sur leur terre natale.
L’année suivante, le couple fait l’acquisition d’une maison à La Gacilly, avec jardin et dépendances dans la rue des Barres (au 6 de l’actuelle rue Antoine Monteil). Jean ouvre son atelier de cordonnerie à cette adresse, mais également un local pour la vente des chaussures neuves. Chaque semaine, il se déplace à bicyclette de village en village pour récupérer et livrer des chaussures réparées. C’est ainsi qu’il se fait de bons amis à Tréblanc, à la Roche, et même au Rocher en Tréal. À cette époque, sa fille Louise rédige un compte-rendu touchant de ces retours hebdomadaires, retranscrivant l’attente fébrile des enfants et l’émotion à revoir leur père : « Te souviens-tu, petite Jeannette, de ces joyeuses échappées du dimanche après les vêpres ? »

Au fil des années, grâce à son talent, Jean est reconnu comme un excellent cordonnier-bottier. Sa réputation atteint même le camp militaire de Coëtquidan, où plusieurs gradés lui commandent des bottes et des guêtres sur mesure.

Au début des années 1930, Jean fait la connaissance d’Albert Magré, un autre cordonnier gacilien au destin mouvementé. Son histoire s’inscrit dans la grande tradition des cordonniers de La Gacilly, artisans essentiels et figures marquantes de leur époque.
Jean-Claude et Gérard Magré

Suite de l’histoire « Albert et Gérard Magré, cordonniers »
Les illustrations sont consultables sur L'histoire de trois générations de Cordonniers